LE CITRON
Intérieur normal. Une
salle de séjour. Lumière tranquille. N’importe quand dans la journée. Les
personnages sont indifféremment masculins ou féminins. On adaptera les
adjectifs, possessifs, etc., en conséquence.
Café, assis sur un
fauteuil, lit un large journal en tournant les pages à intervalles assez longs,
avec un geste très ouvert. Gingembre est plus agité. La pièce s’ouvre alors
qu’il revient de la cuisine, l’air d’avoir oublié quelque chose.
Il s’avance jusqu’au milieu de la scène, jette un coup d’œil au public,
jette un coup d’œil à Café, regarde tout autour de lui, met les mains dans ses
poches, tapote du pied sur le sol. Un temps. Retourne en cuisine. On entend le
bruit d’une bouilloire qui se met en marche, quelques boîtes qu’on ouvre, qu’on
referme, des placards. Café tourne
une page de son journal. Gingembre revient, un biscuit à la main, un autre dans
la bouche.
GINGEMBRE, la bouche pleine.
Tu veux un gâteau ?
CAFÉ, plongé dans son journal.
Hm.
GINGEMBRE, va jusqu’à Café et pose le biscuit près de lui.
Voilà.
CAFÉ
Merci.
On entend la bouilloire siffler. Gingembre retourne à la cuisine,
arrête la bouilloire. Bruits de porcelaine indiquant qu’on remplit une théière.
Gingembre revient de la cuisine.
GINGEMBRE
Tu sais, je suis sûr que j’oublie
quelque chose.
CAFÉ
Hm ?
GINGEMBRE
Je disais, je suis sûr que je
vais oublier quelque chose.
CAFÉ
Comment ça ?
GINGEMBRE
Je ne sais pas. Dans mon travail,
peut-être. Ou en faisant la cuisine. Ce sera peut-être le sel dans les pâtes.
Un tampon de refus sur un dossier. Oublier de regarder en traversant la route.
Aujourd’hui, demain, dans un an, dans dix ans. Je suis sûr que je vais oublier
quelque chose.
CAFÉ, lève les yeux de son journal et observe Gingembre d’un air consterné ou
apitoyé. Un silence.
Comme quoi mieux vaux tard que
jamais.
GINGEMBRE
Comment ça, mieux vaut tard que
jamais ? Tu préfères que j’oublie quelque chose tard plutôt que je
n’oublie jamais ?
CAFÉ, hausse les épaules et rouvre son journal
Commence déjà par oublier ce que
je viens de dire, ce sera déjà ça de pris.
GINGEMBRE, secoue la tête d’un air irrité, commence à faire les cents pas. Comme
Café lève la main vers son biscuit, Gingembre attrape le biscuit et le mange.
Ça pourrait être n’importe quoi.
L’oubli… l’oubli d’une déclaration d’impôt, par exemple. Devoir payer des
frais. Devoir aller au tribunal. Etre ruinés au-delà de tout. Devoir nous
prostituer pour vivre. Devoir vendre tes deux rates surnuméraires pour vivre.
CAFÉ
Personne n’a besoin de rates
surnuméraires.
GINGEMBRE, sans faire mine de l’entendre.
Devoir partir au loin dans une
roulotte. Etre des saltimbanques sans avenir. Nous faire payer en bols de riz.
Oublier cette maison et nos plantes vertes. Oublier le chat. Devoir prostituer
le chat. Mourir pauvres et déshonorés. Tout ça à cause d’un oubli de
déclaration d’impôt.
Un temps. Café tourne une page de journal.
Tu entends ce que je te
dis ? Un oubli de déclaration d’impôt !
CAFÉ
Tu as oublié de prostituer les
plantes vertes.
GINGEMBRE
Ne te moque pas de moi !
CAFÉ
Pour le moment, tu oublies ton
thé. Et n’oublie pas de me ramener un autre biscuit, tant que tu seras à la
cuisine.
GINGEMBRE, allant à la cuisine.
Tu m’énerves !
CAFÉ
Moi aussi, je t’aime.
On entend le bruit de tasses sorties, des biscuits qui tombent dans une
coupelle. Gingembre revient avec un plateau. Il met le plateau sur une table à
côté du fauteuil de Café et se laisse tomber dans un fauteuil. Café replie son
journal, prend un biscuit, le mange. Un temps. Gingembre prend sa tasse et boit
une gorgée. Café prend un second biscuit, le met dans sa bouche, rouvre son
journal. Gingembre repose sa tasse et se relève brusquement.
GINGEMBRE
Merde, qu’est-ce que je t’avais
dit ? J’ai oublié le citron ! C’est la première fois que j’oublie le
citron !
CAFÉ, las.
C’est la cinquantième fois que tu
oublies le citron. En fait je pensais compter les fois où tu t’en souviens.
GINGEMBRE, repart à la cuisine.
Un jour, tu verras bien que
j’avais raison ! Où est le citron ? Ah, il est là.
Bruit de couverts, de tiroirs. Placards, tiroirs à nouveau. Gingembre
refait irruption dans la pièce, un demi citron à la main. Il vient s’asseoir
dans son fauteuil, presse légèrement le demi citron dans la tasse, l’y laisse
couler, attend un instant, boit. Café tourne une page. Gingembre pose la tasse
sur ses genoux, entre ses mains.
Qu’est-ce que tu lis de
beau ?
CAFÉ
Un acteur célèbre couche avec une
autre actrice un peu moins célèbre, un grand éditeur est mort, il y a une bombe
qui a explosé dans un pays au nom imprononçable, deux bombes dans une ville
inconnue, trois bombes dont personne ne parle, la droite a pris les arguments
de la gauche, la gauche ose enfin toucher aux arguments de la droite, les gens
s’aiment de moins en moins, les gens veulent s’aimer de plus en plus, le Pape
appelle à l’amour entre tous les hommes, les femmes voudraient savoir ce qu’il
en est, un enfant a poignardé une institutrice et s’en est sorti avec un blâme,
un enseignant a giflé un gosse et en a pris pour cinq ans, Pampérigouste est
nommée ville fleurie pour la vingt-septième fois consécutive, un car scolaire a
dérapé, trois platanes foutus, cinquante-trois bambins éparpillés comme des
confettis, ils sont en train de replanter les platanes.
GINGEMBRE
Cinquième horizontale, c’est
quoi ?
CAFÉ
« Indubitable ».
GINGEMBRE, l’air songeur.
« Indubitable »…
Boit son thé. Silence. Finit la tasse de thé. Café tourne une nouvelle
page. Gingembre se redresse brusquement en lâchant la tasse de thé qui va
rouler au sol, et s’éloigne brusquement de plusieurs pas pressés. Café ne
relève pas les yeux.
Merde !!
CAFÉ
Hm ?
GINGEMBRE
Le… Saloperie !! Le
citron !
CAFÉ
Hm hm…?
GINGEMBRE
Le citron !!!
CAFÉ
Et bien, le citron ?
GINGEMBRE
Il a parlé, le citron !!
CAFÉ, lève les yeux de son journal, calme.
Le citron a parlé ?
GINGEMBRE
Oui, il a parlé ! Je l’ai
entendu, il a parlé !
CAFÉ
Et qu’est-ce qu’il a dit ?
GINGEMBRE
Quoi ?!
CAFÉ
Le citron a parlé, qu’est-ce que
le citron a dit ?
GINGEMBRE
Mais nom de nom, moi je te dis
que dans ma tasse de thé il y a un citron qui parle, et toi tu me demandes…
CAFÉ
… Ce qu’il a dit…
GINGEMBRE
Mais on s’en fout, de ce qu’il a
dit…
CAFÉ
Précisément pas, justement…
GINGEMBRE
Qu’est-ce que tu veux dire ?
CAFÉ
Je veux dire que nous avons là un
citron, un citron assez bien portant, bien jaune, bien ovale, qui a parlé. Le
fait est d’importance. Tu sais combien de citrons sont consommés dans le monde,
non, pas dans le monde, en Europe, bon, mettons en France, chaque année ?
GINGEMBRE
Non.
CAFÉ
130 000 tonnes.
Silence.
GINGEMBRE, hébété.
Mais… Mais…
CAFÉ
Même en considérant que nous
avons des citrons d’une tonne, ça fait beaucoup de citrons.
GINGEMBRE, essayant vainement d’exécuter sur ses doigts un calcul qui lui échappe.
Mais… Enfin…
CAFÉ
Et donc, sur ces 130 000 tonnes
de citrons, un seul d’entre eux a parlé. Il a choisi de parler, il a parlé
aujourd’hui, il a parlé à toi. Et ce après s’être fait détacher de son arbre, jeté
dans un panier avec les autres, traîné sur des centaines de kilomètres, palper
pendant des heures par des centaines de mains impudentes, emballer dans un sac,
couper en deux, ébouillanter dans une tasse. Après toutes ces épreuves, il
parle, et toi tu le jettes par terre.
Silence.
Ramasse-le, au moins. Qu’est-ce
qu’il a dit ?
GINGEMBRE
Je ne sais pas. J’ai oublié. J’ai
eu trop peur et je n’ai pas entendu.
CAFÉ
C’est malin.
GINGEMBRE se penche, ramasse tasse et citron, pose le citron dans la coupelle à
côté des biscuits.
Tu crois qu’il va parler
encore ?
CAFÉ hausse les épaules.
Nous t’écoutons, citron.
Silence.
GINGEMBRE
Tu penses vraiment qu’il va
parler encore ?
CAFÉ
Je ne sais pas.
GINGEMBRE
Tu penses que j’aurais pu me
tromper et qu’en fait il n’a pas parlé ?
CAFÉ
Je ne sais pas.
GINGEMBRE
Tu penses qu’il a vraiment
parlé ?
CAFÉ
Je ne sais pas.
Silence.
GINGEMBRE
Tu penses que j’ai des
hallucinations ?
CAFÉ, lève les yeux vers Gingembre.
Il y a bien des gens qui voient
des Vierges Marie sur des pancakes.
GINGEMBRE
Tu crois que ce sont des
andouilles ?
CAFÉ
Je crois que ce sont des
crédules.
Silence.
GINGEMBRE
Tu crois que je suis plutôt
andouille ou crédule ?
Un silence. Café lève les yeux vers Gingembre.
CAFÉ
Heureux ceux qui ont cru…
GINGEMBRE
… Mais je ne suis pas heureux…
CAFÉ, hausse une épaule.
Hé…
GINGEMBRE
Alors je suis une andouille ?
CAFÉ
Hm…
Silence.
GINGEMBRE
Le citron ne parle pas. J’ai dû
me tromper. C’était peut-être la radio des voisins. Ou alors tu as pensé très
fort à quelque chose.
CAFÉ, replonge dans son journal.
Hm hm.
GINGEMBRE, remet le citron dans sa tasse de thé, se verse encore un peu de thé,
boit.
Tant pis… Ça aurait fait un peu d’animation.
Repose la tasse. Soudainement :
CITRON
TO
DIE: TO SLEEP;
NO
MORE; AND, BY A SLEEP TO SAY WE END
THE
HEART-ACHE AND THE THOUSAND NATURAL SHOCKS
THAT
FLESH IS HEIR TO, ’TIS A CONSUMMATION
DEVOUTLY
TO BE WISH’D. TO DIE, TO SLEEP;
TO
SLEEP: PERCHANCE TO DREAM: AY, THERE’S THE RUB;
FOR
IN THAT SLEEP OF DEATH WHAT DREAMS MAY COME
WHEN
WE HAVE SHUFFLED OFF THIS MORTAL COIL,
MUST GIVE US PAUSE.
Silence
stupéfait. Gingembre a, cette fois-ci, gardé les mains autour de sa tasse. Café
a rabattu son journal devant ses yeux et regarde alternativement Gingembre et
la tasse de thé. Le son est très clairement venu de cette dernière, même si il
semble se réverbérer dans toute la pièce.
Dis-voir, tu ne veux pas qu'on monte ça avec les comédien-ennes de l'ENSATT ?
RépondreSupprimerhahaha ^^ j'avais proposé ça pour un essai mais personne ne me connaissait et je communique assez mal mon boulot x')
Supprimermais ce serait rigolo d'essayer, plus tard... lorsque je l'aurai fini cela dit ^^' c'est toujours pas terminé