mercredi 15 octobre 2014

le Citron (ou : production de mon cerveau malade à une heure du matin)


LE CITRON


Intérieur normal. Une salle de séjour. Lumière tranquille. N’importe quand dans la journée. Les personnages sont indifféremment masculins ou féminins. On adaptera les adjectifs, possessifs, etc., en conséquence.
Café, assis sur un fauteuil, lit un large journal en tournant les pages à intervalles assez longs, avec un geste très ouvert. Gingembre est plus agité. La pièce s’ouvre alors qu’il revient de la cuisine, l’air d’avoir oublié quelque chose.
Il s’avance jusqu’au milieu de la scène, jette un coup d’œil au public, jette un coup d’œil à Café, regarde tout autour de lui, met les mains dans ses poches, tapote du pied sur le sol. Un temps. Retourne en cuisine. On entend le bruit d’une bouilloire qui se met en marche, quelques boîtes qu’on ouvre, qu’on referme, des placards.  Café tourne une page de son journal. Gingembre revient, un biscuit à la main, un autre dans la bouche.

GINGEMBRE, la bouche pleine.
Tu veux un gâteau ?

CAFÉ, plongé dans son journal.
Hm.

GINGEMBRE, va jusqu’à Café et pose le biscuit près de lui.
Voilà.

CAFÉ
Merci.

On entend la bouilloire siffler. Gingembre retourne à la cuisine, arrête la bouilloire. Bruits de porcelaine indiquant qu’on remplit une théière. Gingembre revient de la cuisine.

GINGEMBRE
Tu sais, je suis sûr que j’oublie quelque chose.

CAFÉ
Hm ?

GINGEMBRE
Je disais, je suis sûr que je vais oublier quelque chose.

CAFÉ
Comment ça ?

GINGEMBRE
Je ne sais pas. Dans mon travail, peut-être. Ou en faisant la cuisine. Ce sera peut-être le sel dans les pâtes. Un tampon de refus sur un dossier. Oublier de regarder en traversant la route. Aujourd’hui, demain, dans un an, dans dix ans. Je suis sûr que je vais oublier quelque chose.

CAFÉ, lève les yeux de son journal et observe Gingembre d’un air consterné ou apitoyé. Un silence.
Comme quoi mieux vaux tard que jamais.

GINGEMBRE
Comment ça, mieux vaut tard que jamais ? Tu préfères que j’oublie quelque chose tard plutôt que je n’oublie jamais ?

CAFÉ, hausse les épaules et rouvre son journal
Commence déjà par oublier ce que je viens de dire, ce sera déjà ça de pris.

GINGEMBRE, secoue la tête d’un air irrité, commence à faire les cents pas. Comme Café lève la main vers son biscuit, Gingembre attrape le biscuit et le mange.
Ça pourrait être n’importe quoi. L’oubli… l’oubli d’une déclaration d’impôt, par exemple. Devoir payer des frais. Devoir aller au tribunal. Etre ruinés au-delà de tout. Devoir nous prostituer pour vivre. Devoir vendre tes deux rates surnuméraires pour vivre.

CAFÉ
Personne n’a besoin de rates surnuméraires.

GINGEMBRE, sans faire mine de l’entendre.
Devoir partir au loin dans une roulotte. Etre des saltimbanques sans avenir. Nous faire payer en bols de riz. Oublier cette maison et nos plantes vertes. Oublier le chat. Devoir prostituer le chat. Mourir pauvres et déshonorés. Tout ça à cause d’un oubli de déclaration d’impôt.
Un temps. Café tourne une page de journal.
Tu entends ce que je te dis ? Un oubli de déclaration d’impôt !

CAFÉ
Tu as oublié de prostituer les plantes vertes.

GINGEMBRE
Ne te moque pas de moi !

CAFÉ
Pour le moment, tu oublies ton thé. Et n’oublie pas de me ramener un autre biscuit, tant que tu seras à la cuisine.

GINGEMBRE, allant à la cuisine.
Tu m’énerves !

CAFÉ
Moi aussi, je t’aime.

On entend le bruit de tasses sorties, des biscuits qui tombent dans une coupelle. Gingembre revient avec un plateau. Il met le plateau sur une table à côté du fauteuil de Café et se laisse tomber dans un fauteuil. Café replie son journal, prend un biscuit, le mange. Un temps. Gingembre prend sa tasse et boit une gorgée. Café prend un second biscuit, le met dans sa bouche, rouvre son journal. Gingembre repose sa tasse et se relève brusquement.

GINGEMBRE
Merde, qu’est-ce que je t’avais dit ? J’ai oublié le citron ! C’est la première fois que j’oublie le citron !

CAFÉ, las.
C’est la cinquantième fois que tu oublies le citron. En fait je pensais compter les fois où tu t’en souviens.

GINGEMBRE, repart à la cuisine.
Un jour, tu verras bien que j’avais raison ! Où est le citron ? Ah, il est là.
Bruit de couverts, de tiroirs. Placards, tiroirs à nouveau. Gingembre refait irruption dans la pièce, un demi citron à la main. Il vient s’asseoir dans son fauteuil, presse légèrement le demi citron dans la tasse, l’y laisse couler, attend un instant, boit. Café tourne une page. Gingembre pose la tasse sur ses genoux, entre ses mains.
Qu’est-ce que tu lis de beau ?

CAFÉ
Un acteur célèbre couche avec une autre actrice un peu moins célèbre, un grand éditeur est mort, il y a une bombe qui a explosé dans un pays au nom imprononçable, deux bombes dans une ville inconnue, trois bombes dont personne ne parle, la droite a pris les arguments de la gauche, la gauche ose enfin toucher aux arguments de la droite, les gens s’aiment de moins en moins, les gens veulent s’aimer de plus en plus, le Pape appelle à l’amour entre tous les hommes, les femmes voudraient savoir ce qu’il en est, un enfant a poignardé une institutrice et s’en est sorti avec un blâme, un enseignant a giflé un gosse et en a pris pour cinq ans, Pampérigouste est nommée ville fleurie pour la vingt-septième fois consécutive, un car scolaire a dérapé, trois platanes foutus, cinquante-trois bambins éparpillés comme des confettis, ils sont en train de replanter les platanes.

GINGEMBRE
Cinquième horizontale, c’est quoi ?

CAFÉ
« Indubitable ».

GINGEMBRE, l’air songeur.
« Indubitable »…
Boit son thé. Silence. Finit la tasse de thé. Café tourne une nouvelle page. Gingembre se redresse brusquement en lâchant la tasse de thé qui va rouler au sol, et s’éloigne brusquement de plusieurs pas pressés. Café ne relève pas les yeux.
Merde !!

CAFÉ
Hm ?

GINGEMBRE
Le… Saloperie !! Le citron !

CAFÉ
Hm hm…?

GINGEMBRE
Le citron !!!

CAFÉ
Et bien, le citron ?

GINGEMBRE
Il a parlé, le citron !!

CAFÉ, lève les yeux de son journal, calme.
Le citron a parlé ?
GINGEMBRE
Oui, il a parlé ! Je l’ai entendu, il a parlé !

CAFÉ
Et qu’est-ce qu’il a dit ?

GINGEMBRE
Quoi ?!

CAFÉ
Le citron a parlé, qu’est-ce que le citron a dit ?

GINGEMBRE
Mais nom de nom, moi je te dis que dans ma tasse de thé il y a un citron qui parle, et toi tu me demandes…

CAFÉ
… Ce qu’il a dit…

GINGEMBRE
Mais on s’en fout, de ce qu’il a dit…

CAFÉ
Précisément pas, justement…

GINGEMBRE
Qu’est-ce que tu veux dire ?

CAFÉ
Je veux dire que nous avons là un citron, un citron assez bien portant, bien jaune, bien ovale, qui a parlé. Le fait est d’importance. Tu sais combien de citrons sont consommés dans le monde, non, pas dans le monde, en Europe, bon, mettons en France, chaque année ?

GINGEMBRE
Non.

CAFÉ
130 000 tonnes.

Silence.

GINGEMBRE, hébété. 
Mais… Mais…

CAFÉ
Même en considérant que nous avons des citrons d’une tonne, ça fait beaucoup de citrons.

GINGEMBRE, essayant vainement d’exécuter sur ses doigts un calcul qui lui échappe.
Mais… Enfin…

CAFÉ
Et donc, sur ces 130 000 tonnes de citrons, un seul d’entre eux a parlé. Il a choisi de parler, il a parlé aujourd’hui, il a parlé à toi. Et ce après s’être fait détacher de son arbre, jeté dans un panier avec les autres, traîné sur des centaines de kilomètres, palper pendant des heures par des centaines de mains impudentes, emballer dans un sac, couper en deux, ébouillanter dans une tasse. Après toutes ces épreuves, il parle, et toi tu le jettes par terre.

Silence.

Ramasse-le, au moins. Qu’est-ce qu’il a dit ?

GINGEMBRE
Je ne sais pas. J’ai oublié. J’ai eu trop peur et je n’ai pas entendu.

CAFÉ
C’est malin.

GINGEMBRE se penche, ramasse tasse et citron, pose le citron dans la coupelle à côté des biscuits.
Tu crois qu’il va parler encore ?

CAFÉ hausse les épaules.
Nous t’écoutons, citron.

Silence.

GINGEMBRE
Tu penses vraiment qu’il va parler encore ?

CAFÉ
Je ne sais pas.

GINGEMBRE
Tu penses que j’aurais pu me tromper et qu’en fait il n’a pas parlé ?

CAFÉ
Je ne sais pas.

GINGEMBRE
Tu penses qu’il a vraiment parlé ?

CAFÉ
Je ne sais pas.

Silence.

GINGEMBRE
Tu penses que j’ai des hallucinations ?

CAFÉ, lève les yeux vers Gingembre.
Il y a bien des gens qui voient des Vierges Marie sur des pancakes.

GINGEMBRE
Tu crois que ce sont des andouilles ?

CAFÉ
Je crois que ce sont des crédules.

Silence.

GINGEMBRE
Tu crois que je suis plutôt andouille ou crédule ?

Un silence. Café lève les yeux vers Gingembre.

CAFÉ
Heureux ceux qui ont cru…

GINGEMBRE
… Mais je ne suis pas heureux…

CAFÉ, hausse une épaule.
Hé…

GINGEMBRE
Alors je suis une andouille ?

CAFÉ
Hm…

Silence.

GINGEMBRE
Le citron ne parle pas. J’ai dû me tromper. C’était peut-être la radio des voisins. Ou alors tu as pensé très fort à quelque chose.

CAFÉ, replonge dans son journal.
Hm hm.

GINGEMBRE, remet le citron dans sa tasse de thé, se verse encore un peu de thé, boit.
Tant pis… Ça aurait fait un peu d’animation.
Repose la tasse. Soudainement :

CITRON
TO DIE: TO SLEEP;
NO MORE; AND, BY A SLEEP TO SAY WE END
THE HEART-ACHE AND THE THOUSAND NATURAL SHOCKS
THAT FLESH IS HEIR TO, ’TIS A CONSUMMATION
DEVOUTLY TO BE WISH’D. TO DIE, TO SLEEP;
TO SLEEP: PERCHANCE TO DREAM: AY, THERE’S THE RUB;
FOR IN THAT SLEEP OF DEATH WHAT DREAMS MAY COME
WHEN WE HAVE SHUFFLED OFF THIS MORTAL COIL,
MUST GIVE US PAUSE.

Silence stupéfait. Gingembre a, cette fois-ci, gardé les mains autour de sa tasse. Café a rabattu son journal devant ses yeux et regarde alternativement Gingembre et la tasse de thé. Le son est très clairement venu de cette dernière, même si il semble se réverbérer dans toute la pièce.